Près de cinq mois après la diffusion de l’enquête de Cash Investigation sur l’usage des pesticides en France, la situation semble évoluer dans le sud-ouest. En Gironde, département pointé du doigt comme l’un des plus grands utilisateurs de pesticides, les citoyens se mobilisent plus que jamais et les institutions semblent témoigner de manière plus claire de leur volonté d’agir. Enquête.
Un festival pour faire évoluer les pratiques à Saint-Emilion
C’est parce que son entourage s’est étonné de son choix de retourner vivre à Saint-Emilion que Madina Querre a commencé à s’interroger : « petite, j’étais fière d’être de Saint-Emilion, c’était un pays magique ! Mais lorsque je m’y suis réinstallée il y a 18 mois, beaucoup m’ont demandé pourquoi j’allais vivre au milieu des pesticides ». La jeune femme réalise à son retour sur place à quel point la prise en compte des enjeux environnementaux y est difficile : la mairie ne comptait pas d’élu en charge de l’environnement jusqu’à il y a peu, et chaque sujet (alimentation locale, haie séparant l’école du vignoble, covoiturage, etc.) était l’objet de blocages. Or un blocage, pour cette anthropologue spécialiste des questions de santé publique, est tout de suite perçu comme une alerte.
Déterminée à lever ces obstacles, elle créé l’association Demain Saint-Emilion pour agir sur la préservation de l’environnement avec pour cible prioritaire les enfants. L’enquête de Cash Investigation, diffusée quelques jours après la création de l’organisation, appuie la dynamique et fédère la population locale : les responsables et acteurs locaux s’associent à la première édition duFestival Biotope organisé par l’association les 28 et 29 juin prochains. Le maire, qui est aussi le président de la communauté des Communes du grand Saint-Emilionnais, et le président du Conseil des Vins acceptent de soutenir la démarche, ainsi que Nicolas Hulot, invité spécial le 28 au soir. Ambition de l’événement ? Bâtir des plans d’action pour le territoire, relier les écoles de 22 communes environnantes avec l’ensemble des organismes désireux d’agir localement.
Dans le Libournais et le reste de la région aussi ça bouge
Non loin de là, à Libourne, les choses aussi commencent à bouger. Pour Agnès Séjournet, conseillère municipale (EELV Les Verts), le documentaire deCash Investigation fut « un point de bascule » : « les administrés nous ont contacté avec de véritables inquiétudes, notamment au sujet des enfants qui passent du temps près des vignes ». Et pour cause : un tiers de la commune de 24000 habitants est occupée par de la vigne, le secteur viticole représente près d’un quart du PIB local (740 millions d’euros en 2012), 28,8% des exploitations girondines et 13,1% du volume produit en Gironde. La place occupée par le secteur viticole dans l’économie y est donc très forte, et le nombre de professionnels concernés important. « Les peurs sont nombreuses, et nous entamons là un travail de longue haleine ».
La Mairie de Libourne a pu organiser fin mars dernier une table ronde rassemblant l’ensemble des publics concernés pendant deux heures – le président du Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB), les syndicats de vignerons, les viticulteurs en bio, l’association Génération Futures, les parents d’élèves, etc. « On a mis tout le monde autour de la table et ils se sont parlés, c’était du jamais vu ! » explique l’élue pour qui l’essentiel est de « créer un dialogue, et ne surtout pas jeter l’opprobre sur qui que ce soit ! » D’autant que la mairie n’a pour obligation que de faire respecter les arrêtés préfectoraux et faire appliquer les décrets ; les vignerons souhaitant entamer une conversion sur la bio doivent plutôt s’adresser à la Région.
A ce niveau, le conseiller régional et paysan bio Benoît Biteau en est convaincu : « il y a un avant et un après Cash Investigation ». Depuis la diffusion de l’enquête, cet agronome de formation intervient dans deux conférences par semaine partout en France alors qu’il n’était sollicité qu’une ou deux fois par mois auparavant. « Les réunions publiques où l’on arrivait péniblement à réunir 40 personnes réunissent désormais 450 personnes, comme à Listrac Médoc fin mars… Les gens ont compris et viennent se forger leur propre opinion ».
Des professionnels en mouvement ?
Bernard Farges, président du CIVB, minimise pour sa part l’influence du documentaire : « cela n’a rien changé pour la filière ! Les craintes exprimées par le public sont partagées par la profession, et les viticulteurs privilégient l’action à la revendication ». Plutôt que d’envisager une conversion massive en bio « techniquement et financièrement compliquée », il mise sur la recherche scientifique et les cépages qui pourraient résister aux maladies. « Ce que nous disions avant a sans doute plus d’échos », lâche celui qui n’est pas localement connu pour son engagement sur le sujet. D’ailleurs, le CIVB n’a sollicité l’Interbio (Interprofession Bio) d’ALPC qu’après la diffusion de Cash Investigation : « je pense qu’il y a une prise de conscience des organisations professionnelles agricoles » estime Jérôme Cinel, son directeur, « on a reçu depuis une demande de rendez-vous de la part du CIVB pour travailler à l’intégration du label bio sur l’appellation ». Un symbole fort, en plus de la progression la consommation de produits biologiques en France depuis le début de l’année 2016, qui se confirme de manière similaire dans le Grand Sud-Ouest.
A l’Agence Régionale de la Santé (ARS), le directeur de la santé publique Jean Jaouen estime pour sa part que le documentaire n’a rien apporté de nouveau : « nous agissons sur ces questions depuis 2012 auprès de l’INVS, avons organisé des débats publics dès 2013 dans le Limousin et mené plus récemment des analyses de la qualité de l’air. Les résultats sont de notoriété publique depuis 2014/2015 ». Suite au 4384 signatures qu’ils ont reçues après la diffusion de Cash Investigation visant à ce que « l’ARS lève le doute sur le lien entre pesticides et cancer pédiatrique« , l’agence entend fournir des réponses dès que les résultats seront disponibles… Il serait temps, quand on sait que les enfants résidant en Gironde connaissent un risque de contracter une leucémie infantile de 20 % supérieur à la moyenne française (chiffres issues d’une étude menée par l’épidémiologiste Jacqueline Clavel, de l’INSERM).
Beaucoup reste à faire…
Aux yeux de Pierre-Michel Perinaud, médecin généraliste Président de l’association Alerte des médecins limousins sur les pesticides, créée en 2013 et forte de 1600 professionnels de santé adhérents, « le documentaire a surtout servi de révélateur : cela n’aurait pas eu l’impact sans le travail de terrain en amont ». Son organisation a contesté les résultats de l’ARS sur la suspicion de cancers pédiatriques en régions agricoles et attend la réponse de la direction générale de la santé le 5 juillet. Le principal problème, d’après lui, est de faire face à des pathologies invisibles : il est difficile voir impossible d’avoir des cohortes sur le long terme, de suivre des pathologies chroniques aux causes multiples… « Il nous faut une posture de prévention plus que de précaution sur ces sujets : si on considère que les enfants sont touchés par des produits cancérigènes… il faut les interdire ! L’INSERM ne l’a-t-elle pas déjà indiqué en 2013 d’ailleurs ? ».
Les collectifs de professionnels comme les parents d’élèves continuent donc de se mobiliser : « Nous avons vécu Cash Investigation comme un point d’orgue des mobilisations que nous menons depuis mai 2014 », confie Emmanuelle Reix, l’une des porte-paroles du Collectif Alerte Pesticides de Léognan. « Cette enquête a enfoncé le clou dans les lieux où les problématiques existaient. Pour ceux qui n’étaient pas au courant ce fut une bonne vulgate », ajoute-t-elle, satisfaite de voir évoluer les pratiques du château dont les parcelles jouxtaient le terrain de sport de l’école de ses enfants. « Nous avons appris lors d’une conférence en mars 2016 dans la commune que d’autres parcelles du château allaient être traitées en bio. Cette posture était impensable auparavant ! » se réjouit-elle, « la vague de fond est là et qu’on ne reviendra pas en arrière ».
Une tendance confirmée par Antoine Lepetit de Bigne, œnologue et agronome qui conseille les propriétés dans leur conversion à l’agriculture bio et biodynamique : « à l’intérieur des propriétés viticoles Bordelaises ça bouge énormément. Il y a un débat généralisé cette année, contrairement à l’année dernière ». D’après lui, nombre de propriétés ont lancé des études d’impact environnementaux sur des lieux de vie et des parcelles de voisinage, quel que soit leur mode de culture. « Les structures du Bordelais sont plus grosses que dans d’autres régions et on y a peur du bio : c’est un pays humide et on est persuadé que cela est impossible. Il faut les guider et montrer que ça fonctionne ». Sans oublier que la demande de bio à l’étranger et en Europe du Nord est très forte et que la nouvelle génération de sommeliers encourage des techniques plus qualitatives…
En attendant, si cette enquête a donné plus de poids aux opposants des pesticides, l’inertie reste de mise : « Cash Investigation a clairement mis du vent dans les voiles, mais une mobilisation musclée ne suffit pas » estime François Veillerette, de l’association Générations Futures. « Sur ces questions nous devons mener une course de fond, il faut y aller fort et longtemps, continuer à faire de la veille, à dénoncer, faire des propositions ». Et ce d’autant que les intempéries de des dernières semaines forcent à l’usage de traitements pour préserver les crus à venir…
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Interview de Martin Boudot, auteur de l’enquête de Cash Investigation avec Elise Lucet
Comment avez-vous mené votre enquête ?
Tout a commencé fin 2014 avec un dossier du Monde intitulé « Pollution: le Cerveau en danger ». Etant spécialisé dans les questions de santé et d’environnement, je n’avais jamais entendu parler de la baisse du QI, des facultés mentales… J’ai donc commencé à mener mes recherches et le vrai virage est lié aux données que nous avons obtenues. Avec cette accroche géographique dans le Bordelais…
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé au cours de cette enquête ?
Je savais qu’on était de grands utilisateurs de pesticides, mais parler de ces sujet est compliqué et l’accès à l’information reste difficile. Certes les résultats de recherche sont en ligne mais l’accès aux documents officiels reste ardu. L’abnégation en bloc des lobbies des pesticides sur les conséquences sur la santé due aux pesticides est assez unique. Ils nient même les preuves que l’on apporte avec un corpus littéraire et scientifique irréfutable. Cela m’a vraiment surpris car dans d’autres secteurs avec de telles preuves même les industriels font des concessions et reconnaissent qu’il faut faire attention.
Pensez vous que votre documentaire a fait bouger les lignes ?
De nombreux parents nous ont contacté pour savoir comment faire analyser les cheveux de leurs enfants. Des mairies et des responsables de chambres de commerce nous ont témoigné de la manière dont nous leur avons facilité la vie. Une mission d’information de l’Assemblée Nationale lancée par des députés Girondin doit également rendre ses travaux prochainement. La préfecture de Gironde a décidé de limiter les épandages, il y a eu des manifestations… Tout cela témoigne de la prise de conscience d’une forme d’action possible.
Mais j’attends encore des nouvelles du ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll qui, dans notre sujet, prend l’engagement d’interdire le chorpyrifos et de limiter les applications. Sa promesse de mettre en ligne les données et de faire acte de transparence au sujet des pesticides n’a pas encore été tenue… Et nous n’avons pas envie de nous substituer au ministère alors que nous recevons des demandes de collectifs et de chercheurs… c’est d’une tristesse sans nom de les voir nous appeler parce qu’ils n’ont pas d’accès libre et transparent à cette information.
Anne-Sophie Novel / @SoAnn sur twitter
Pour aller plus loin
Cash Investigation a été diffusé le 3 février 2016. Que faire après les révélations de cette enquête ?